Abel Selaocoe, l’ovni sud-africain de la musique classique

Instrumentiste virtuose, le jeune prodige a grandi dans un township sud-africain. Avec son trio Chesaba, à l’aune d’un bagage académique d’excellence, il déjoue tous les codes pour mieux réconcilier les deux mondes qui cohabitent en lui.

« Pendant mes années d’études, j’ai mené une double vie, entre le cursus académique occidental et la découverte de l’héritage de mes ancêtres », explique Abel Selaocoe.

« Pendant mes années d’études, j’ai mené une double vie, entre le cursus académique occidental et la découverte de l’héritage de mes ancêtres », explique Abel Selaocoe. Photo Mlungisi Mlungwana

Par Anne Berthod

Publié le 24 mars 2022 à 14h00

Sur scène, il joue de son archet virtuose, de son chant polymorphe modulé en plusieurs dialectes (xhosa, bambara, zoulou…), de son corps-percussions et même des cris du public, exhorté à s’exprimer avec ferveur, pour donner des concerts qui tiennent autant de la performance que de l’exultation. Abel Selaocoe (prononcer « Sélaotchoué »), prodige du violoncelle et improvisateur charismatique, est le nouvel ovni de la musique classique. Grandi dans un township sud-africain et issu du meilleur sérail académique de Manchester, cet instrumentiste brillant, fan de Bach et de polyphonies zouloues, navigue à la croisée de deux mondes, enchaînant les récitals en solo et les projets avec des orchestres philharmoniques, des musiciens traditionnels africains, des jazzmen ou des beatboxeurs. En attendant son premier album, qui sortira en septembre, et des concerts avec l’Orchestre national de Bretagne, il célèbre l’Afrique avec le trio Chesaba, à Lyon et à Grenoble, où il est invité par les Détours de Babel. Il revient pour nous sur son parcours hors norme.

Vous êtes né dans un township près de Johannesburg. D’où vient votre vocation de musicien classique ?
J’ai eu la chance, enfant, d’intégrer un programme qui proposait aux enfants des townships de jouer en orchestre le dimanche pour leur éviter de traîner dans les rues. Mon frère aîné, qui jouait déjà du basson, avait compris que pour des enfants modestes comme nous, il ne suffisait pas de bien travailler à l’école pour réussir. Très tôt, il m’a poussé à découvrir le talent qui me distinguerait. À 11 ans, j’ai choisi le violoncelle, pour sa musicalité et son échelle de notes. Mon père, mécanicien, et ma mère, femme de ménage, n’avaient pas les moyens de m’en acheter un. Nous nous partagions les instruments mis à disposition avec les autres élèves de l’orchestre. Parfois, nous n’y avions accès que le samedi pour les répétitions. Le reste de la semaine, mon frère me faisait travailler la théorie. Il me faisait écouter des cassettes de musique classique enregistrées à la radio et je les rejouais en plaçant mes doigts sur le papier, sur lequel il avait dessiné les cordes du violoncelle. J’ai appris à l’oreille avant de savoir lire la musique.

Avez-vous été également initié aux musiques traditionnelles africaines ?
Pas à l’école, mais elles faisaient partie de mon quotidien. Mes parents, très religieux, écoutaient beaucoup d’hymnes et de rythmes traditionnels à la maison. Mon père, de l’ethnie tswana, et ma mère, d’origine zouloue, pratiquaient en amateur des musiques traditionnelles transmises de génération en génération. Leur culture a infusé la mienne. J’ai moi-même été initié aux percussions quand j’étais plus jeune. Je chante aussi, et ce depuis que je suis bébé. Mais ce n’est qu’à mon arrivée à Manchester que je me suis vraiment intéressé aux musiques africaines.

« Je suis un musicien africain de formation classique et, surtout, je suis un improvisateur. »

« Je suis un musicien africain de formation classique et, surtout, je suis un improvisateur. » Photo Ben Bonouvrier

Pourquoi l’Angleterre ?
J’ai d’abord obtenu une bourse pour le St John’s College, à Johannesburg, puis pour le Royal Northern College of Music, à Manchester, où je suis parti à 17 ans. Dès mes premiers voyages avec l’école de musique du township, j’avais compris qu’il me faudrait partir pour élargir mon horizon. Ce voyage musical a véritablement commencé à Manchester : un lieu d’expérimentation extraordinaire, où, pendant huit ans, j’ai pu approfondir ma connaissance du classique avec des professeurs de musique baroque ou romantique qui m’ont encouragé à réaliser mes rêves et à suivre mes intuitions. En parallèle de mes cours, je me suis plongé dans les musiques de djembé, de violon africain. Pendant ces huit années d’études, j’ai mené une double vie : d’un côté, le cursus académique occidental, de l’autre, la découverte de l’héritage de mes ancêtres. Intuitivement, j’ai cherché des ponts – des rythmes, des mythes… – pour concilier les deux mondes qui cohabitaient en moi et trouver une voie qui me permettrait d’exprimer qui j’étais. C’est devenu ma mission. Le violoncelliste Yo-Yo Ma, notamment, a été un modèle pour moi.

Comment est né le trio Chesaba ?
J’ai rencontré le multi-instrumentiste ivoirien Sidiki Dembele et le multi-instrumentiste anglais Alan Keary sur la scène très dynamique de Manchester. Avec le premier (djembé, kora, n’goni, calebasse), j’ai passé beaucoup de temps à transposer ses rythmes d’Afrique de l’Ouest sur mon violoncelle. Le deuxième, un violoniste irlandais issu du classique, s’est installé à Manchester pour sa scène jazz et a longtemps gravité dans le milieu électro. À trois, nous formons depuis 2016 une plateforme de création capable de donner corps à toutes les musiques de mon imaginaire.

Comment définiriez-vous votre musique ?
Je refuse de la définir. Je suis un musicien africain de formation classique et, surtout, je suis un improvisateur. Je me suis beaucoup inspiré par exemple de la façon dont mes parents se réappropriaient les Suites pour violoncelle de Bach que je répétais à la maison : spontanément, ils reprenaient les mélodies, les interprétaient à leur façon et les transformaient. Je procède de la même manière : je pars d’un rythme africain, d’un instrument à cordes de Tanzanie ou du Lesotho, d’une légende ou d’un sentiment, et je me sers de mon violoncelle, de ma voix et du potentiel percussif de mon corps pour raconter une histoire. Ma musique célèbre l’Afrique des griots comme celle des townships, mais son propos se veut universel.


À voir
q Abel Selaocoe en concert jeudi 24 mars à l’Opéra de Lyon (69) et le samedi 26 mars à Grenoble (38), dans le cadre des Détours de Babel.

Cher lecteur, chère lectrice, Nous travaillons sur une nouvelle interface de commentaires afin de vous offrir le plus grand confort pour dialoguer. Merci de votre patience.

Le magazine en format numérique

Lire le magazine

Les plus lus